Né·e·s sous l’ère numérique
Thomas Feterman
L´Ère Picturale
Le Portrait est le reflet de l’évolution des sociétés à travers l´Histoire. On peut se représenter chaque ère et chaque civilisation grâce à des portraits gravés dans la mémoire collective. On associe souvent à des périodes de l´Histoire des portraits d´individus célèbres, peints, brossés, sculptés ou photographiés. L´Art du Portrait est une clé de lecture de l´Histoire de l´humanité. Jésus, La Joconde, Henri IV Louis XIV, Napoléon, La Jeune Fille à la Perle ne diraient pas le contraire : ils doivent une partie de leur célébrité post-mortem à leur portrait.
Idéalisation et Ressemblance
Durant l’Antiquité égyptienne, l´art du Portrait est réservé aux rois et aux divinités[1]. Pendant l´ère médiévale, le portrait est uniquement autorisé pour les représentations religieuses et sacrées[2]. L´image doit être épurée, le portrait est une icône qui renvoie à la perfection, à la beauté absolue, à l´idéalisation. Seul le sacré peut être peint, seule la perfection divine de Jésus Christ ou du Pharaon peut incarner la représentation du corps humain.
A partir du XVème et XVIème siècle, l´art du portrait redescend sur Terre et l´humanité retrouve à nouveau son droit de s´auto-représenter. La peinture de la Renaissance est une fenêtre qui s´ouvre sur le buste, puis sur le corps entier. Du portrait de Charles VII à Mona Lisa, le réalisme reprend progressivement le dessus sur l´idéalisation. Le peintre montre l´humain tel qu´il est. La peinture ressemble le plus possible au modèle.
La recherche de ressemblance absolue entre la peinture et le modèle connait son âge d´or en Flandre et en Hollande au XVIIème siècle. Le développement et l´utilisation de la peinture à l ́huile rendent les portraits aussi réalistes que des photographies[3]. Le portraitiste recherche alors à reproduire chaque détail du visage, chaque ombre, grain de beauté ou petit défaut sur la peau.
Mais lorsque la Cour du Roi se réapproprie l´art du portrait, la ressemblance se retrouve à nouveau reléguée derrière l´idéalisation. Le droit divin doit prendre le dessus sur le droit humain. Et le roi, élu de dieu, doit être parfaitement représenté. Le peintre doit retoucher les défauts esthétiques du modèle royal. Il doit embellir le roi, sa famille, ainsi que tous les courtisans. Le droit divin reprend le contrôle du portrait. Si le roi ne se trouve pas suffisamment « beau » sur la toile, les conséquences peuvent être fatales pour le peintre. Le peintre doit donc corriger le teint, rajouter de la stature, lisser l´embonpoint. Il a pour obligation d ́idéaliser l´icône nationale[4].
Démocratisation de l´Art Funéraire
Au XIXème siècle, le monde se libéralise et l´individu est en passe de devenir la valeur la plus précieuse de la société. L’art du portrait se vulgarise, pour devenir accessible à tous. Tout le monde peut se faire peindre un portrait. Du haut dignitaire au petit commerçant, du patriarche au petit dernier, du portrait de famille au portrait d’ouvrier, chaque individu y a droit.
Or, il y a un lien étroit entre le portrait et la mort. Le portrait est une forme réflexion sur la mort[5]. Se faire faire un portrait, C’est immortaliser l’instant, la vie, la jeunesse. C’est devenir iconique, comme Jésus lors de ses 33 ans. Se faire faire un portrait, c’est figer le temps de sa propre individualité, l’image de son corps encore vivant. Ce même corps que l’on observe vieillir dans le miroir jour après jour, ce même corps qui finira embaumé, maquillé, embelli, dans un cercueil individuel[6]. Les modèles passent, les portraits restent.
Ce n’est donc pas un hasard si les cimetières et les tombes individuelles apparaissent au XIXème siècle, au même moment que les portraits se démocratisent. Jusqu’ici, les tombes individuelles étaient réservées aux nobles et au clergé. Le peuple devait se contenter de l’entassement de ses dépouilles dans la fosse commune. Désormais, c’est chacun sa tombe, chacun son portrait.
Portraits d´Enfants
L´Histoire du portrait d´enfants donne une bonne représentation de la considération de l´enfance à travers les siècles. Incarné par le chérubin ou l´angelot dans la période médiévale, l´enfant sera, par la suite considéré comme un jeune adulte uniquement. On a longtemps pensé que l´enfant n´était qu´un adulte en devenir et on le faisait travailler ou gouverner (selon sa classe sociale) dès que possible. Les portraits des jeunes nobles et bourgeois, vêtus comme tel, renvoient à la perfection de l´ange, tandis que ceux des enfants des pauvres sont réalistes et sales. L´enfant issu d´une famille fortunée est représenté comme un mini noble idéalisé, l´enfant issu d´une famille populaire est représenté de facon très réaliste comme un mini pauvre. Les uns renvoient à l´idéalisation iconique, les autres à la ressemblance et préfigure ce qui deviendra plus tard du « reportage ».
La vision de l´enfance évolue au XVIIIème siècle avec les Philosophies des Lumières, et notamment la théorie de l´Etat de Nature, dans laquelle Jean-Jacques Rousseau développe l´idée que l´Homme, avant de vivre en société, serait bon par nature. Se développe ainsi l´image du « bon sauvage » dont l´enfant serait l´incarnation dans la vie sociale. Sans se soucier du regard extérieur, l´enfant représente la pureté qui sommeille en chacun de nous. Le chérubin, c’est chaque individu, avant qu´il ne devienne un adulte socialisé. Les portraits d´enfants se multiplient, joyeux et naïfs, souvent réalisés à l´aide de pastels et de couleurs vives.
Avec la révolution française, la société se complexifie et la représentation de l´enfance aussi. Le XIXème siècle verra cohabiter des portraits de chérubins bourgeois avec des gavroches armés sur les barricades de la commune de Paris.
Puis, l´industrie connait sa grande révolution et le portrait aussi, avec l´invention de la photographie. Les portraits peints perdent de leur valeur marchande ce qui a pour effet qu´ils se généralisent encore plus. Chaque famille peut désormais avoir une toile de son petit angelot en robe de nuit et bonnet de naissance. Il faudra attendre le XXème siècle et le développement du libéralisme mondial pour que l’enfance soit reconnue en tant que telle et non comme la miniaturisation de l’adulte. Avec le libéralisme, l’individu devient la valeur fondamentale et l’enfant obtient ses propres théories psychologiques et ses propres droits[7] qui le protègent.
Le Portrait-Photo argentique
La photographie argentique perpétue les principes de l´Art du Portrait pendant tout le XXème siècle. La photo présidentielle remplace la peinture du roi. Les photos de stars dans les magazines, photos de pub, mannequins et icones de la mode remplacent les peintures des nobles et des hauts-dignitaires. Au même titre que le peintre retouchait les défauts des nobles, le photographe commence à faire de la retouche d´image dans les laboratoires de développement.
Quant au peuple, il est très friand de photos. Toute classe sociale a accès à des mini-tirages qui tiennent dans le portefeuille, à des tirages « carte-postale » pour envoyer ses portraits de congés payés, ou encore sa photo de quartier sur laquelle on pose avec ses voisins. Dans les années 40, les portraits « studio », façon Studio Harcourt font fureur parmi les classes moyennes. Chacun peut jouer à être une vedette le temps d´une photo. Puis, arrivent les appareils reflex grand public, puis les automatiques, les photos de famille faites « maison », les photos à la plage, les polaroids, les portraits du nouveau-né avec l´aïeul encore en vie. Au cimetière, on décore la tombe du disparu avec son portrait-photo, renouant ainsi avec la tradition antique de l´art funèbre du portrait.
A l’école, les photos de classe immortalisent les bienfaits de l’instruction, et préparent l’enfant à prendre sa place dans la société en tant que membre de la communauté (photo collective de toute la classe), puis en tant que valeur individuelle. Peigné, coiffé, brossé, positionné tordu bien droit ; on se souvient de ces moments de torture enfantine où l’on nous faisait poser dans le préau, à tour de rôle devant un fond imprimé ciel bleu, pour venir décorer la salle à manger de papy et mamie.
Né sous l´ère numérique
Les portraits réalisés par Tijana Pakić invitent à une réflexion sur l’héritage de la tradition l´Art du Portrait et vont à contrecourant de la société actuelle. Le 21ème siècle, c’est l’ère numérique. Avec les télécommunications, tout s’accélère. La prise d’image se démocratise à l’excès. On peut se photographier partout, gratuitement, sans besoin de lumières, de studio, d’atelier, de développement de pellicule. Tout reste dans le cloud, dématérialisé. Les photos circulent à la vitesse de la lumière, dans le monde entier, au même titre que les informations, les vidéos, les films, les clips, les tutos, la crypto-monnaie.
L´avènement de l´individu dans la société se poursuit au XXIeme siècle et se symbolise dans « l´autoportrait numérique » : le Selfie. Le selfie, c´est l´auto-proclamation du Moi comme valeur absolue. L´individu passe au premier plan, devant la société. Mon bras devant, puis mon visage, puis la société qui m´entoure. Plus besoin de se faire prendre en photo par autrui pour faire exister le moment. L´individu, c´est moi. Le portrait, c´est le mien. Je suis le modèle et le photographe. Chacun se prend en photo soi-même, se scrutant en direct sur l’écran de son smartphone, affinant sa pose, corrigeant ses défauts avant de shooter[8]. Et ensuite, on se lisse, on se « photoshopise », on s’embellit, et hop, c’est posté à la planète entière. Chacun est à la fois son propre roi, son propre artiste-portraitiste, son propre biographe, et en un sens, son propre fossoyeur ou taxidermiste. Le pixel a remplacé le pictural. La toile du web a remplacé la toile du peintre. L´Icône s´est divisée en milliards d´icônes/avatars qui peuplent les réseaux sociaux et chacun est maitre d´écrire sa propre Histoire, de publier sa propre story.
L’enfant du XXIème siècle, comme l’enfant du XXème, vit dans l’inconsciente illusion de sa propre éternité. Pour un enfant, la perception du temps est étirée ; chaque minute dure une heure, chaque heure une journée, chaque journée une semaine. C’est donc sans retenue que cet enfant, né sous l’ère numérique, sautera sur toutes les occasions pour s’immortaliser en devenant le premier utilisateur de selfies. Dés le plus jeune âge, l’enfant est connecté, rapide en haute-technologie, « poseur », habile en retouche d’images, en partage sur la toile et réseaux sociaux.
L’enfant sauvage de Jean-Jacques Rousseau existe-t-il encore s’il est déjà conscient de sa propre image et addict à la socialisation virtuelle de Snapchat, Facebook, Instagram ou Tik Tok ?
Pendant qu’à chaque seconde, des milliards de personnes s’immortalisent, pendant que des scientifiques transhumanistes recherchent la solution pour rendre le fantasme de Dorian Gray réel, dans un studio de 23.5 m2, j´ai vu mon épouse, Tijana Pakić, utiliser un appareil photo numérique, un fond bariolé et une lumière douce, parfois clair-obscur, pour réaliser des portraits d’enfants.
C´est un peu de la pureté de cette enfance née sous l´ère numérique que Tijana Pakić fait le portrait. Une pureté enfouie sous des mega-octets d´images dont ces enfants ont été matraqués depuis leur naissance, mais une pureté toujours présente.
Pour faire ressortir cette pureté, Tijana Pakić prend le temps de faire des portraits classiques de ces enfants, nés sous l’ère numérique. Elle prend le temps qu’ils se sentent bien, afin qu’ils prennent leur pose la plus confortable. Elle attend que sorte leur nature d´enfant, à travers leur regard, leur position. Elle ne leur demande pas de sourire, ni ne leur suggère d’avoir une attitude en particulier. Elle ne veut pas qu’ils aient l’air mignons, ni touchants, ni pathétiques. Elle laisse l’enfant du XXIème siècle montrer sa propre nature et sa propre culture.
Elle prend le temps de multiplier les prises de vue, ce qui aurait été plus compliqué et plus onéreux avec un appareil-photo argentique. Grace au numérique, l´artiste peut s´offrir le luxe du nombre de photos prises sans penser au développement des pellicules. Mais contrairement aux photographes qui font du reportage en accumulant les prises en mode « rafale », Tijana Pakić profite du numérique pour prendre le temps de regarder chaque photo à chacune de ses prises, avec des enfants-modèles détendus dans son studio-havre de paix, hors des contraintes du temps.
Puis, elle prend le temps de compléter sa collection de portraits d´enfants. Deux ans pour réunir ces portraits rétro-futuristes. Des portraits classiques réalisés avec des moyens modernes. Mais sans retouche. Chaque petit défaut du visage de ces enfants est conservé, présageant ainsi de leur future évolution physique et du vieillissement qui les attend. Elle laisse le portrait raconter au spectateur ce que deviendra chaque trait, comment il évoluera. Elle laisse le regard de l´enfant provoquer l´objectif, de par sa force et sa jeunesse douce, insolente et naturelle.
L´enfance transhumaniste
Le transhumanisme lui aussi, naît sous l´ère numérique. Il s´agit d´un mouvement de recherche scientifique alliant biologie, technologie et intelligence artificielle, financé entre-autres par les grandes entreprises de télécommunication (GAFA). Il a pour objectif d´améliorer l’espèce humaine et d´augmenter l´espérance de vie pour atteindre, si possible, la vie éternelle. Cela passe par la modification de l´humanité, en travaillant sur l´ADN de chaque individu afin de prévenir de toute maladie éventuelle avant même la naissance de l´enfant. Mais comme rien ne sert de vivre très vieux si le corps tombe en miettes, le transhumanisme travaille aussi sur l´amélioration du corps humain grâce aux implantations de puces électroniques, entre-autres. Enfin, si l´humanité est amenée à vivre éternellement, pour éviter d´être trop nombreux sur Terre, l´ère transhumaniste passera nécessairement par un contrôle des naissances. En somme, avec le transhumanisme, l´homme recrée l´homme à son image, une image « photoshopée », lissée et éternelle. Le selfie retouché n´est plus une projection ou un portrait, mais une réalité très probable. Après avoir s´être idéalisée à travers les portraits, l´humanité finit par prendre ces portraits pour modèle et par se modifier elle-même en fonction.
C´est en marge de ce cour du monde, que Tijana Pakić fait le portrait cette première génération d´enfants, née sous l´ère numérique, des enfants métissés, rendus naturellement plus beaux et plus solides que leurs ancêtres[9]. Elle laisse le portrait raconter son patrimoine génétique ; comment l’humanité s’est brassée au fur-et-à-mesure des siècles, comment chaque visage de ces enfants exhibe ses origines multiples, comment la nature quasi seule, a su bonifier l’espèce humaine grâce au brassage ethnique, éradiquant ainsi les tares héréditaires de la consanguinité et ce, sans l´intervention du transhumanisme.
Ici, à l’heure de l’enfant roi, l’enfant fait une pause dans sa croissance, loin des photos de classe et loin des selfies. Il réapprend à se positionner devant l´objectif et à ne pas prendre la photo seul. Il réapprend à accepter de se faire prendre en photo, sans se voir en même temps. Il découvre un art ancestral, celui du portrait. Il redevient modèle. Sans conscience de sa classe royale, il appartient au portrait d’une génération 2.0.
Digital native, c’est une artiste qui, d´un point de vue atemporel, immortalise l’enfance d’un nouvel âge de l’humanité, une humanité connectée. C´est le témoignage en portrait de l´une des dernières générations d´enfants non-modifiés, l’enfance née sous l’ère numérique. Cette enfance qui deviendra adulte et parents, géniteurs potentiels d’une nouvelle enfance qui sera très probablement affectée par le transhumanisme.
Il serait intéressant que ce projet ait une suite dans une trentaine d´années. De refaire les portraits des mêmes enfants devenus « digital people ». Et de recommencer trente ans plus tard, quand ils seront probablement la première génération de « digital grands-parents » ou grands-parents modifiés.
[1] 2700 – 2300 avant JC, il s´agit des premiers portraits connus de l`Histoire.
[2] L´Eglise interdit la représentation des individus et cantonne l´Art du Portrait à la représentation de scènes religieuses.
[3] Cf. par exemple, la jeune fille à la perle, ou encore l´entremetteuse de Vermeer, ou les portraits et autoportraits de Rembrandt.
[4] Cf. la famille de Charles IV peinte par Goya.
[5] Cf. Les Ambassadeurs de Holbein le jeune, où la mort apparaît par anamorphose.
On pense aussi à l´art funéraire antique. Dans les empires grecs et romains, le portrait était réservé à la représentation des défunts. Cette tradition persiste aujourd’hui dans les balkans, où l´on épingle dans la rue des portraits imprimés des gens qui viennent de décéder.
[6] Cf. Le Portrait de Dorian Gray.
[7] Françoise Dolto développe tout au long du siècle ses théories sur la psychologie de l’enfant. Et en 1989, le monde adopte la Convention Internationale des Droits de l’Enfant.
[8] Notons que même dans l’argot de la photographie, le lien entre mort et portrait reste présent. On dit shooter, tirer et donc, tuer pour rentrer dans l´éternité
[9] On sait grâce à la biologie, que le brassage ethnique a éradiqué les maladies héréditaires et a fortifié l´humanité de façon « bio ».